Le mot de Fernand Doutre

Bonjour à toutes et à tous,

J’ai pensé vous écrire parce que,  justement, depuis jeudi dernier,  je n’arrête pas de penser à elle, ma belle-maman.  Tout comme Nathalie Maheu l’a mentionné, pour moi aussi, elle est se nommait  madame Guay.  J’ai trouvé que, malgré l’implacable distanciation asociale,  la cérémonie de jeudi dernier était à son image. Il ne manquait que ses câlins… Tous ses enfants et ses petits-enfants ont révélé des aspects de sa vie passée parmi nous.  Chaque témoignage avait sa place et correspondait  à la personnalité de chacune ou de chacun.

Elle était une femme forte, déterminée, perspicace, altruiste et joviale.  Elle a beaucoup donné autour d’elle, comme en faisaient foi les nombreux témoignages.  Raymond a ouvert la cérémonie avec une boîte à musique qui jouait  La vie en rose, cette célèbre chanson d’Édith Piaf.  Ça ne pouvait mieux coller à sa personnalité :

Quand elle nous prend dans ses bras
Qu’elle nous parle tout bas
On voit la vie en rose

Elle nous dit des mots d’amour
Des mots de tous les jours
Et ça nous fait quelque chose [adaptation]

Monique et Danielle nous ont laissé, comme souvenir d’elle, l’image d’un goéland ou d’une étoile dans le ciel.  Chose certaine, où qu’elle soit, ou sous quelque forme qu’elle prend, elle est parmi nous à jamais.  Elle a laissé des traces, de nombreuses traces. Ce qui m’a particulièrement frappé chez elle, c’est son aptitude à s’intéresser à l’autre, aux autres.

Issue du plus célèbre quartier ouvrier de Montréal, Saint-Henri des tanneries, elle avait une grande capacité de s’adapter aux gens qu’elle croisait sur son chemin.  Elle aurait pu discuter aisément avec le pape ou avec un malheureux sans-logis, comme si pour elle, tout le monde avait sa place ici-bas.  Elle faisait de son mieux pour guider, pour conseiller, pour encourager ou, toutsimplement, pour écouter.  Tous ceux qui l’ont connue  de près se sentaient importants à ses yeux.  Ses yeux bleus qui étaient toujours en mouvement, comme pour tout voir, ne rien manquer ou tout embrasser de la vie.

Lorsque Richard prit l’urne funéraire et qu’il alla la mettre en terre, j’ai senti à ce moment précis, comme si je ne l’avais pas encore réalisé, qu’elle nous quittait, qu’on ne la reverrait plus.  C’était bien vrai.  Je me suis senti emporté.  Le motton.  Un gros motton qui m’envahissait. J’aurais eu le goût de dire tout haut, du moins pour qu’Angélique spécialement m’entende : « madame Guay, il y a des fois où on a le droit de brailler! »

Il est vrai qu’on ne la sentira plus, que son magnifique sourire sera disparu, que ses câlins ne viendront plus nous réconforter.  Heureusement, il nous reste les  belles imageset le son de sa voix que Raymond a capté et qu’on pourra léguer à la postérité.  C’est comme si le sol sur lequel nous avions grandi était en train de se fissurer et qu’il ne serait plus jamais le même.  Nos parents nous laissent souvent un vide incommensurable.

Ce sera maintenant à nous de prendre le relais. Quand une génération disparaît, une autre la remplace. Ainsi va la vie, dirait-on. Ma mère, qui aura bientôt cent un ans et qui passe le plus clair de son temps dans une chambre  d’un CHSLD, isolée en raison de la pandémie, n’est plus maintenant que l’ombre de la femme qu’elle a été.  Je crois bien que ce sera la prochaine à partir.  Graduellement, beaucoup de gens que j’ai beaucoup aimés, qui m’ont accompagné pendant une grande période, passent l’arme à gauche.  Et je me sens de plus en plus orphelin de ces modèles qui ont marqué ma vie.

Je voudrais aussi profiter de l’occasion pour remercier madame Guay.  D’abord parce qu’elle a encouragé Joanne à devenir ma compagne de vie.  Joanne n’avait eu jusqu’alors que très peu de relations stables.  Elle ne voulait pas s’attacher.  Elle voulait demeurer libre.  Elle vous le dira elle-même.  Le fait que j’étais un père monoparental l’effrayait quelque peu.  Madame Guay a intercédé en ma faveur.  Je lui semblais être un «bon parti».  Je ne peux  que lui en être infiniment reconnaissant.  Joanne et moi, ça fera bientôt trente ans qu’on est ensemble, qu’on s’aime et qu’on s’accepte dans nos différences.  C’est la femme de ma vie, la mère de mes enfants et la grand-mère de mes petits-enfants.   Nous partageons ensemble des intérêts pour les livres, pour le vélo, pour la justice sociale, pour l’écologie, pour l’internationalisme et pour une foule d’autres choses.  Merci à vous, madame Guay d’avoir vu aussi loin.

L’autre aspect qui m’importe est que madame Guay m’a souvent encouragé à écrire, comme si elle voulait que je me réalise davantage.  Elle était comme ça.  C’est ce qui m’a frappé aussi dans les témoignages que vous avez donnés.  Elle encourageait les siens.  Dans mon cas, je devais manquer de confiance un peu et j’étais un peu trop pris par le tourbillon de la vie pour entrevoir la possibilité de passer beaucoup de temps à écrire. Il n’en demeure pas moins quej’aurais aimé lui faire lire ce que j’écris depuis ces deux dernières années.  Je suis parfois publié dans les journaux, lorsqu’on trouve mes propos pertinents, du moins  c’est ce que j’imagine.  Et je veux lui rendre hommage, car c’est un peu grâce à elle, à ses encouragements. Durant longtemps, peut-être trop, j’étais toujours un peu gêné de lui faire lire ce que j’écrivais.  Parce qu’aussi,  la plupart du temps, c’était des tracts syndicaux, en rapport avec mon travail au CHSLD et je ne voulais pas devoir m’expliquer.  Je ne voulais pas que mon implication au travail déteigne sur ma vie privée.  Une fois pourtant, j’ai cédé et, plusieurs années après sa rédaction,  je lui ai fait lire un papier que j’avais écrit juste avant le déclenchement de la guerre en Irak pour dénoncer cette innommable bêtise.   Elle trouvait que j’écrivais bien et que je devais écrire davantage.  Je vais vous confier quelque chose :  jamais ma mère ne m’aurait encouragé à écrire.  Je crois qu’elle se méfiait des livres et des écrits autres que les livres religieux.  Peut-être parce que c’était un vieux réflexe canadien-français catholique. Vous avez tous été chanceux d’avoir madame Guay, la belle Giséle (comme se plaît à le dire Raymond) à vos côtés.  Moi aussi, je l’ai été. Bref, je voudrais remercier madame Guay de m’avoir si souvent demandé :  «Est-ce que tu écris encore?»  J’oserais maintenant lui répondre que oui, il m’arrive d’écrire.

Fernand